Nous sommes le 25 août 1570, à Dammarie-sur-Loing, "au logis de Jean Le Comte, avant midi". Sont présents Jean Sallin, curé de Rogny et Louis Cocquin, curé de Dammarie. Charles IX est roi de France. Les guerres de religion font horriblement rage, particulièrement dans la région mais, ce jour là, tout semble calme. Pourtant, les deux curés catholiques sont en conflit. Celui de Rogny a porté plainte à Sens, contre plusieurs habitants payant la dîme, selon lui à tort, à la paroisse de Dammarie. Les deux prêtres tentent de régler leur différend à l'amiable. Ils y parviennent, en ignorant que, quatre-vingts ans plus tard, leurs lointains successeurs reproduiront le même conflit qu'ils règleront de la même manière. En ignorant surtout que la séparation des deux paroisses qui appartiennent alors au diocèse de Sens, perdure aujourd'hui et qu'elle est devenue, au centre de la haute vallée du Loing, la frontière entre deux départements et entre deux régions de France.
Ci-dessous, la limite de Dammarie et Rogny selon Google earth (cliquez pour agrandir)
1570. Orléans est à nouveau aux mains des protestants. Le huguenot François de Coligny, dit d'Andelot, qui avait conquis et gouverné la ville en 1562-63 vient de périr (1569). Son frère, l'Amiral Gaspard de Coligny, règne sur le parti protestant, à deux ans, presque jour pour jour, de la Saint-Barthélémy où il perdra la vie, ainsi que son ami François de Beauvais de Briquemault, chef de l'armée protestante. La même année 1572, leurs châteaux seront démolis.
En 1565, ce sont les huguenots qui ont détruit l'abbaye de Fontainejean, à Saint-Maurice-sur-Aveyron. En 1562, ils l'avaient pillée en massacrant les moines, en même temps que l'église de Chatillon-sur-Loing et le couvent Saint-Dominique de Montargis. Les catholiques, en représailles, brûlèrent les maisons des protestants, notamment à Montargis.
Le collège protestant de Châtillon-sur-Loing, ouvert en 1562, est incendié en 1569. Les catholiques ont reconquis la ville en 1563, ainsi que Gien et Château-Renard. Mais les protestants ont incendié l'église Notre-Dame à Châtillon, tout comme ils ont pris et ravagé Auxerre et sa cathédrale en 1568 ou Ferrières et son abbaye en 1569.
De plus, à cette époque des bandes incontrôlées de soldats et des hordes de reîtres allemands, des mercenaires soutenant la Réforme, ravagent les campagnes de la région.
La frontière de 1570
La frontière entre les deux paroisses est paisiblement tracée, à Dammarie, ce 25 août 1570, par les deux curés. Ils sont assistés du notaire Durand qui en prend acte et dont nous citons entre guillemets des extraits de l'acte, en modernisant la langue.
· Le tracé part, au nord, de "la Borne des Débats, proche les tailles de la Fortelle", dans le secteur des Copeaux. Les deux prêtres ont en effet consulté des anciens qui leur ont affirmé que la limite entre les deux paroisses passait près du "Bois des débats", "de toute ancienneté".
Sur la carte de l'IGN, emplacement de "La borne des Débats"
· La seconde borne, plus au sud, est constituée par "un gros chêne de la Garenne de la Savionnière".
· Puis, le tracé passe "par-dessus la rivière et prairie, (…) jusqu'au pignon de la maison de Jean Harault", étant bien entendu que toute cette maison est située sur la paroisse de Dammarie.
· La séparation passe ensuite par une haie du côté "des vignes de la petite Franchise" puis "par la borne qui a été posée au bout de la vallée de la vigne de Nicolas Haudin et [de] celle de Simon Bouron". Ces vignes devaient se situer, avec beaucoup d'autres, sur le versant de la vallée du Loing qui remonte vers l'actuel hameau du Crot à Moulins. Dammarie, du Moyen-âge ou avant et jusqu'à l'après-guerre de 1945, a en effet connu une importante production vinicole.
· La limite franchit ensuite "le chemin qui conduit de Dammarie à Rogny" et emprunte les terres de la ferme du Bouloy, qui existe toujours.
· Elle longe ensuite le "chemin appelé le chemin Lambert qui conduit du dit lieu des Lamberts à Châtillon et celui qui conduit aussi dudit lieu des Lamberts au lieu des Haraults". Les Lamberts et les Haraults semblent avoir disparu ou changé de noms.
· A cet endroit, le tracé suit la haye "qui fait séparation de la Patûre du Bouloy et de la Mazure du fief Morsin", jusqu'au chemin qui conduit des Morsins (qui existent toujours), via le champ de la Harche, jusqu'au "Marchais de Mezaupin" puis à la "pièce de terre appelée La Chamoiserie, par entre deux poiriers appartenant à présent à Laurent Durand, à cause de sa femme".
· La frontière s'achève, au sud, au milieu de l'étang de Morillon, aujourd'hui asséché mais dont le nom subiste, à la limite d'Aillant-sur-Milleron et près de la petite route qui relie ce village à Rogny. Nos curés disent que les anciens avaient marqué l'endroit limitrophe des trois paroisses d'"un gros caillou noir" surmonté "d'un gros pieu de bois élevé au dessus de l'eau, de hauteur de trois ou quatre pieds", au milieu de l'étang de Morillon.
Le site de l'étang de Morillon (ci-dessus) est aujourd'hui asséché. Subsiste le ruisseau qui devait le traverser et l'emplacement de la borne limite ancestrale des 3 communes de Dammarie, Rogny et Aillant.
Ci-dessous, l'étang de Morillon figure sur la fameuse mais peu précise Carte de Cassini (vers 1750). Nous y avons ajouté les limites des trois communes.
La règle semble ainsi devenue claire, pour la perception des dîmes, ces taxes d'en principe un dixième (d'où leur nom) prélevées en nature sur la production de chaque artisan et sur la récolte de chaque champ cultivé. Payées en argent ou, le plus souvent, en nature, en blé ou avoine pour les paysans de Dammarie, les dîmes étaient engrangées (d'où les fameuses granges aux dîmes, comme par exemple à Dammarie-en-Puisaye) puis le plus souvent revendues ou redistribuées par les prêtres, au motif de pourvoir aux dépenses des paroisses et au secours des nombreux indigents de ces rudes temps de guerres, disettes, famines et épidémies.
Consignés par le notaire Durand, les accords de 1570 entre le curé Cocquin de Dammarie et le curé Sallin de Rogny conduisent ce dernier à retirer sa plainte auprès de l'Official de Sens. Les dîmes qu'il se croyait dues correspondaient bien à des terres relevant de la paroisse de Dammarie. "Plusieurs personnes (…) qui ont dit ne savoir signer" ont été témoins et peut-être acteurs de cette négociation et de son heureux dénouement.
1651. Guerre et paix à Dammarie : le retour
Le texte original, la "minute" des accords paroissiaux de 1570 ont été recopiés une première fois, quatre-vingts ans plus tard, dans un texte signé le 21 décembre 1650 par le notaire De Sousnier, à partir d'"une copie en papier qui lui a été apportée par vénérable et discrète personne Messire Paul Legras, curé de Dammarie-sur-loing",
En effet, le conflit a repris pour la perception des dîmes. Le curé de Rogny en a de nouveau prélevé sur des terres dépendant officiellement de Dammarie dont le curé a porté plainte auprès de l'Official, le juge ecclésiastique de l'évêché de Sens. Par prudence, le curé de Rogny a mis le produit des dîmes litigieuses (blé et avoine) en "sequestre dans une grange appartenant à Jacques, demeurant au lieu des Lambars, en ladite paroisse de Rogny". Deux précautions valant mieux qu'une, il semble que le curé de Rogny ait fait attester de ce dépôt en faisant convoquer ledit Jacques "pardevant Mr le Bailly de Châtillon-sur-Loing ou son lieutenant".
Le 17 janvier 1651 après-midi, "au bourg de Dammarie, au logis presbytéral" sont réunis, autour du notaire De Sousnier, Charles Vallier, curé de Rogny et Paul Legras (ou Le Gras, on trouve les deux orthographes dans le texte), curé de Dammarie-sur-Loing. Après avoir examiné le texte de 1570, ils décident de le confirmer en tous points. Le notaire reprend les termes de l'accord du siècle précédent mais ajoute quelques précisions :
· "La maison de Jean Harault", au fond de la vallée du Loing, dans le secteur de La Savionnière est devenue "une maison assise au-dessous du canal de Loire en Seine qui a appartenu à feu Jean Deronis, dit le Patron". À cette époque, après des travaux pharaoniques, le canal n'est ouvert que depuis 8 ans.
· La frontière passe "par la séparation des terres de la Petite Franchise et du Mousseau Frileux" pour arriver, du côté du Crot à Moulins, à "une borne qu'est en la vallée de la vigne à Léonard Beauvary".
· Elle longe ensuite les "enchasses du puits" du Bouloy puis le "chemin Lambert" (appelé plus loin "les Lambars") jusqu'aux "Haraults, où les susnommés curés avaient mis une borne à la pointe d'un champ à la veuve feu maître Jacques Chazeray, vivant grenetier de Gien".
· Des deux poiriers de La Chamoiserie en 1570 ne reste plus qu'un en 1651 : "l'un coupé, lesdits sieurs curés se sont obligé mettre une borne à frais communs à la première requête".
· Le milieu de l'étang de Morillon reste le point ultime de séparation entre les trois communes de Dammarie, Aillant et Rogny.
Ci-dessous, l'intersection des trois communes à la borne de l'étang de Morillon (Merci à l'IGN)
Rappelons qu'en 1651, Louis XIV est roi de France depuis 1643 mais n'a que 12 ans. C'est sa mère Anne d'Autriche qui assure la régence en s'appuyant sur le puissant cardinal Mazarin et l'armée de Condé (1621-1686), jusqu'à la disgrâce et l'emprisonnement de ce dernier, en 1650. Nous sommes en pleine Fronde, ce mouvement de contestation de l'absolutisme royal, de son train de vie, de la régence et de Mazarin porté par le Parlement de Paris, les Princes, les grands seigneurs et leurs clientèles de la bourgeoisie montante.
En février 1651, quelques jours après l'accord des curés de Rogny et Dammarie, le duc Gaston d'Orléans prendra la tête de la Fronde, Mazarin s'exilera en Allemagne, Condé sera libéré. Turenne (1611-1675), à la tête des armées royales, affrontera l'armée espagnole alliée à la Fronde et à Condé, à Bléneau, le 7 avril 1652, ensanglantant durablement, à nouveau, nos campagnes du Gâtinais et de la Puisaye. À la fin de la même année, Louis XIV, vainqueur de la Fronde, exilera à Saint-Fargeau une de ses meneuses : la Grande Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans.
À Dammarie, ce 17 janvier 1751, comme son prédécesseur de 1570, le curé de Rogny cède pacifiquement aux arguments de celui de Dammarie. Coupant court au jugement de l'official de Sens, leur accord amiable permet au curé de Dammarie de récupérer les céréales séquestrées. Celui de Rogny ne paiera que 12 livres pour couvrir les frais de procédure. Les deux prêtres se promettent de "nourrir paix et amitié entre eux".
L'accord est signé devant le notaire De Sousnier (le "juré" écrit-il lui-même), "en présence de Messire Marc Pillon, prêtre, curé d'Aillant, de (…) Messire Esmar du Jardin, prêtre, vicaire de Dammarie, de Charles de Villemor, écuyer, seigneur de la Brûlerie[1], de Josué de Gadois, écuyer, seigneur de Coustard[2], de Jean Durand, marchand à Dammarie".
L'ensemble de ces "minutes" de 1570 et de 1651 ont été transcrites à nouveau dans un texte signé à Rogny, le 4 août 1761 par le curé d'alors, du nom de Polluche, écrivant les avoir trouvées dans sa cure.
Le tout à été publié en 1896 en annexe d'un long et passionnant texte de Gaston Gauthier, "Rogny et Saint-Eusoge depuis les origines jusqu'à nos jours", dans le Bulletin des sociétés historiques et naturelles de l'Yonne[3]. Cette annexe est téléchargeable ici (PDF, 2,79 Mo).
La présente synthèse est de Jean-Dominique Delaveau.
Tous les commentaires et les précisions sont bienvenus.
Ci-dessous, avec la courtoisie de l'IGN, une carte de l'actuel tracé de la limite entre Dammarie et Rogny.
[1] Domaine situé sur le territoire de Rogny.
[2] Il s'agit du seigneur du château qui dominait alors le hameau toujours appelé Cotard, à Rogny-les-sept-écluses.
[3] Disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France (BNF) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2987032
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